National | Par La rédaction

Filière laitière : la guerre du gras

Face à une conjoncture laitière complètement chamboulée depuis dix ans, les laiteries sont désormais en quête de gras – et le prix de la matière butyreuse fait à nouveau débat au sein d’une filière déjà bien en peine de s’entendre sur ses coûts de production. Établies au début des années 2010, les grilles interprofessionnelles sont devenues obsolètes depuis que les cours du beurre et de la poudre se sont inversés. Même si le lait français devient de plus en plus gras, la ressource se raréfie tout de même dans l’Hexagone où le cheptel s’amenuise, et où la demande reste soutenue. Les producteurs appellent à rouvrir les discussions dans les interprofessions régionales, tandis que les laiteries privées renvoient le sujet aux négociations entre les industriels et les organisations de producteurs.

© Réussir

C’est un dossier qui traîne depuis plusieurs mois dans les instances laitières, et pourrait tendre une ambiance déjà électrique dans la filière autour de la rémunération. Dans un contexte de demande soutenue pour la matière grasse, les éleveurs laitiers français poussent pour rouvrir les grilles interprofessionnelles fixant la rémunération minimum des grammes additionnels de matière grasse et de matière protéique. Ces grilles établies par les Criel (interprofessions régionales) n’ont pas été revues depuis le milieu des années 2010. La situation pose deux difficultés.

D’abord, le prix des grammes additionnels n’a pas suivi l’évolution du prix du lait à la hausse. Résultat : ces grammes dits « différentiels » sont moins bien rémunérés que les 70 premiers grammes dits « standards », inclus dans le prix de base (38/32). « Pour une même quantité de matière sèche utile produite, un producteur de lait riche obtiendra un prix inférieur à un producteur de lait plus pauvre », explique une note interne du Cniel (interprofession nationale) à destination des Criel.

Ensuite, la matière grasse — « parent pauvre du lait » jusqu’au début des années 2000 — est moins bien valorisée que la matière protéique. Or, les cours du beurre et de la poudre se sont inversés au cours de la dernière décennie. Le beurre est au plus haut sur les marchés, bien au-dessus du prix de la poudre. Cette situation est la conséquence d’une raréfaction de la ressource en matière grasse laitière et d’une croissance de la demande.

La situation est d’autant plus délicate que les éleveurs français livrent un lait de plus en plus gras depuis 10 ans. Après avoir fléchi sous l’ère des quotas, le taux de matière grasse a augmenté de 4,5 % entre 2014 et 2023 (de 40,6 g/l à 42,46 g/l), selon un document interne du Cniel. Cette progression du taux butyreux (TB, taux de matière grasse) moyen ne compense cependant pas complètement la baisse de la collecte de lait et la production de matière grasse laitière diminue.

La France en déficit

Ainsi, la France, premier pays consommateur de beurre par habitant, est déficitaire en matière grasse depuis 2017 (elle est en revanche fortement excédentaire en matière protéique). « En 2022, la France a consommé l’équivalent de 25,2 millions de tonnes de lait pour sa consommation de matière grasse alors que la collecte n’était que de 24 millions de tonnes », d’après les calculs du Cniel. « Notre taux d’autosuffisance en matière grasse est de 95 % », explique Christine Goscianski, économiste à l’Institut de l’élevage (Idele). « Si la collecte poursuit son recul et la demande reste soutenue, le déficit pourrait encore s’accentuer », indique-t-elle.

Pour pallier le manque de ressource nationale, les industriels importent. Ainsi, les importations de lait sont passées de 33 % en 2013 à 37 % aujourd’hui. Or, certains pays européens exportateurs pourraient voir leur collecte baisser considérablement dans les années à venir. C’est le cas de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Belgique et du Danemark. Selon les projections de la Rabobank, la production de ces quatre pays, moteurs de la croissance laitière ces dix dernières années, devrait décroitre de 13 à 20 % d’ici 2035, sous l’effet notamment de politiques environnementales contraignantes et du manque de main-d’œuvre.

Dans ce contexte, les industriels français utilisant une part importante de matière grasse ont tout intérêt à s’assurer un approvisionnement local et se procurer un lait plus riche en matière sèche utile. Certaines laiteries, principalement des coopératives, pratiquent déjà des prix plus incitatifs que les grilles interprofessionnelles. D’autres appliquent un bonus à partir d’un certain taux de matière grasse et/ou de matière protéique, en fonction de leur « mix produit ».

Quels effets dans les fermes

Du côté des éleveurs, la revalorisation du paiement des grammes additionnels de matière grasse intéresse en premier lieu les producteurs de lait riche, comme les éleveurs de jersiaises. À noter que le ratio taux butyreux sur taux protéique (TB/TP) est nettement plus élevé dans l’ouest de la France que dans les régions fromagères de l’est. Les éleveurs de l’Ouest auraient donc plus d’intérêt à un rééquilibrage de la valeur des grammes additionnels en suivant l’évolution des marchés (hausse de la matière grasse et baisse de la matière protéique) que ceux de l’est.

Quel pourrait être l’effet d’une telle revalorisation chez les éleveurs ? L’amélioration du TB moyen depuis la sortie des quotas laitiers montre que les éleveurs disposent de leviers pour produire plus de matière grasse par litre de lait. Il reste cependant une interrogation sur la réactivité de la production aux incitations financières sur cette composante du lait. Une comparaison au niveau européen permet d’établir que les pays dont les opérateurs paient le lait à la matière sèche utile (MSU) — et non au litre de lait comme en France — présentent des taux supérieurs à la moyenne européenne.

Cependant, en France, une telle corrélation ne semble « pas encore vraiment exister », selon les conclusions de la présentation du Cniel aux Criel. En effet, ces dernières années, le taux de matière grasse augmente plus vite que le taux de matière protéique, malgré une valorisation moindre.

Le choix du cadre de discussions

Toujours est-il qu’au niveau interprofessionnel, le dossier s’enlise. Les relations entre les différents collèges du Cniel sont loin d’être au beau fixe et les tensions récentes autour de l’actualisation de l’indicateur Ipampa (charges des exploitations laitières) n’arrangent pas les choses.

Les coopérateurs sont plutôt favorables à une réouverture des discussions au sein des Criel, tandis que les laiteries privées estiment que le sujet relève des négociations entre les industriels et les organisations de producteurs (OP). « Du fait de la spécificité de chaque entreprise, ces discussions doivent se faire dans le cadre des négociations contractuelles », affirme le président-directeur général de la Fnil, François-Xavier Huard. Il explique que « les entreprises ont des besoins qui leur sont propres : certaines sont excédentaires, d’autres sont déficitaires en matière grasse ». Selon leurs fabrications, les industriels n’ont pas le même « intérêt à valoriser la part de matière grasse dans le lait acheté aux éleveurs », poursuit-il.

Du point de vue des laiteries privées, il y aurait aussi une difficulté à reparler des prix au niveau interprofessionnel sans s’attirer les foudres de l’Autorité de la concurrence. L’application des tarifs des grilles interprofessionnelles est facultative. Néanmoins, beaucoup de contrats utilisent cette référence.

Nouveau « sujet de crispation »

La perspective d’une négociation entreprise par entreprise n’enchante pas la FNPL (producteurs de lait, FNSEA). « Ce serait aux OP, qui sont déjà en peine de négocier la valorisation sur le marché intérieur, d’aller chercher des euros supplémentaires sur la matière grasse… », déplore le président du collège producteurs et de la FNPL, Yohann Barbe. Il relève le « risque de diviser les producteurs et de créer des distorsions dans les territoires entre les OP ».

Autre argument des laiteries qui ne réjouit pas les éleveurs : la valorisation de la matière protéique serait aussi à rediscuter en cas de négociation à la hausse de la matière grasse. Mais pour les producteurs, il n’est pas question de « travailler à somme nulle » en perdant sur la matière protéiques les centimes gagnés sur la matière grasse, indique Yohann Barbe.

« Si les discussions ne sont pas rouvertes, ça risque d’être un sujet de crispation bientôt », observe le président du collège des coopératives, Luc Verhaegue, responsable des comités Criel au sein de l’interprofession.

Comment les laiteries paient le gras et la protéine

En France, le prix du lait s’exprime généralement en prix de base (euros/1 000 litres) avec une composition standard de 38 grammes par litre pour la matière grasse et de 32 grammes par litre pour la matière protéique. Le paiement du lait varie selon la valorisation qu’en tire l’industriel, les coûts de production en élevage, mais aussi selon la qualité intrinsèque du lait livré par le producteur. En effet, « le paiement du lait selon sa composition et sa qualité sanitaire est obligatoire depuis la loi Godefroy » de 1969, rappelle un dossier Idele sur le prix du lait de décembre 2023. Des grilles interprofessionnelles ont été établies pour déterminer la valeur des grammes additionnels de matière grasse et de matière protéique (au-dessus des seuils standards 38/32). Ces grilles déterminent également les conditions de paiement du lait en fonction de sa qualité sanitaire (présence de germes, cellules).

JG – Agrapresse

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