Aveyron | Par Jérémy Duprat
Perpétuer une tradition et la protéger contre vents et marées. Daniel Crozes, écrivain et ancien journaliste, partage sa vision du terroir d’hier et d’aujourd’hui.
Des traditions et des hommes
Pour copier la formule d’Albert Camus : bien nommer les choses pour ne pas «ajouter au malheur du monde». Qu’est-ce que le terroir ? «C’est une entité géographique d’abord. Elle correspond à une certaine homogénéité historique, économique, ethnologique et sociologique», définit Daniel Crozes. «Je suis né et j’habite dans le Ségala. Le Ségala, c’est un terroir. La nature du sol le détermine, c’est un pays de schiste. Il est un terroir différent de l’Aubrac qui est un pays de basalte et de granit. Et le Causse est une terre encore différente, son sol fait que l’élevage s’est porté vers les brebis et pas vers les vaches», précise l’écrivain et ancien journaliste.
Les contraintes naturelles façonnent le terroir d’un territoire. Et de ce fait, forgent le caractère des hommes qui habitent les terres rouergates. Comme les vies des buronniers d’Aubrac, rythmées par des mois d’éloignement au cœur des montagnes .Des hommes qui ont construit, pierre après pierre, des traditions qui perdurent encore aujourd’hui. «Elles sont matérielles et immatérielles et s’ancrent dans une très vieille histoire, une homogénéité, une communauté installée depuis des siècles. C’est un enracinement. Ce sont les pierres des monuments et des maisons. Ce sont des plats et produits de qualité : le Veau d’Aveyron et du Ségala ou l’aligot», défend Daniel Crozes.
Un terroir à protéger et à faire prospérer, génération après génération, surtout lorsque l’air du temps change. Notamment l’Aubrac, un territoire central de la biographie d’André Valadier, écrite par Daniel Crozes. «Ce territoire a été sauvé de l’inexorable déclin qui le guettait. Ce sont les hommes du pays qui ont repris le flambeau, avec des produits traditionnels, qui à l’époque étaient ringards. Le fromage de Laguiole personne n’en voulait. L’aligot, c’était un plat de carême. Tout cela n’intéressait pas grand monde», rappelle l’écrivain.
Pourtant, aujourd’hui, l’élan sociétal est plutôt du côté des petites productions locales. «Ce sont des choix courageux à l’époque. Ils ont eu raison. La vapeur s’est inversée aujourd’hui. Il faut du sur-mesure, c’est toujours mieux que le standard. Cela permet aux producteurs de vivre, alors qu’il y a 50 ans, ils n’auraient pas pu», relativise Daniel Crozes.
L’enracinement contre l’ignorance
Mais si le mouvement se renverse, le terroir et les traditions sont-ils suffisamment protégés ? «Il faut sauvegarder la spécificité d’un territoire, le terroir doit être protégé. C’est la problématique des appellations d’origine contrôlée et protégée comme le Roquefort. Il a fallu que des gens se battent pour faire reconnaître la spécificité du produit face à la loi du marché commun et du commerce international», fait valoir l’écrivain rouergat.
Des attaques toujours d’actualité. Que ce soit par des associations, des touristes ou des nouveaux venus, attirés par la promesse d’une terre naturelle, loin de l’urbanisation galopante. «Les gens cherchent l’enracinement. Mais pour cela, il faut connaître l’histoire, les traditions. Il y a un respect à avoir. Souvent je vois des touristes s’installer pour manger dans un champ, sans clôture, de ray-grass ou bien viennent balader leur chien. Ils ne savent pas qu’un paysan a labouré et semé la parcelle. Ce n’est pas une vulgaire prairie. Mais ils ne font pas la différence. Il y a une vraie ignorance justement parce que les traditions, l’histoire et l’enracinement se perdent. Tous ces mots ne sont ni dépassés, ni arriérés», revendique Daniel Crozes.
D’autres anecdotes pourraient agrémenter ce récit. Les touristes qui se plaignent du chant d’un coq sur l’Île d’Oléron. Une pétition contre les cloches des vaches en Haute-Savoie. Ou encore d’autres touristes réclamant au maire de Beausset, dans le Var, des bombes insecticides contre les cigales. Un rapport falsifié à la nature, coupé des réalités. «Je ressens cela comme une attaque. Les gens comme moi sont attachés à leur mode de vie. Souvent la vision de la campagne est très idyllique. Mais comme je dis souvent, la campagne se mérite. C’est 12 mois sur 12, pas du 15 juillet au 15 août. Le froid, la brume, la boue… En plus avec le confinement, beaucoup se disent qu’ils seront mieux à la campagne. Mais ce n’est pas non plus le paradis la campagne», considère Daniel Crozes.
Des arbres déracinés
Alors, pour partager sa vision du Rouergue et des terres entourant Camjac, son lieu de résidence, Daniel Crozes écrit. «Pour ouvrir les yeux à certains lecteurs, j’écris. Les gens peuvent découvrir, par exemple dans Un été d’herbes sèches et sa suite Une promesse d’été, la vie des paysans dans les années 70. Ils nourrissaient les cochons avec de la pomme de terre et des châtaignes, loin de l’élevage industriel. C’est un peu le privilège de l’âge : je peux écrire des choses que les jeunes générations n’ont pas connues. Tout le monde peut découvrir comment vivait une famille de paysans de l’Aveyron», promeut Daniel Crozes.
Une façon d’apporter sa pierre à l’héritage du Rouergue et de pré-server une tradition, qu’il ressent comme menacée. «Ma famille vit dans la maison, que j’habite aujourd’hui, depuis 370 ans. De nos jours, beaucoup de gens sont partis, laissant place à de nouveaux arrivants qui n’ont pas le même rapport à la campagne», considère l’écrivain.
Daniel Crozes évoque ensuite les orages de juin, déracinant deux arbres chers à l’écrivain. Difficile de ne pas y voir une métaphore touchante après une discussion tournée autour des thèmes de l’héritage et de l’enracinement. «C’est mon royaume comme j’aime le dire. Ces deux chênes, qui avaient 130 ans et avec lesquels mon père a vécu, ont laissé place à deux trous. Pour moi c’est une blessure dans le paysage qui ne cicatrisera jamais. J’ai l’impression qu’il me manque quelque chose», s’attriste Daniel Crozes.
Jérémy Duprat