National | Par La rédaction

L’agriculture littorale face à la montée des eaux

D’ici 75 ans, plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d’hectares agricoles sont menacés en France par la montée des eaux, par submersion marine ou remontée du biseau salé. En 2019, la tempête Xynthia a donné un aperçu des drames qui pourraient se multiplier à l’avenir : 32 000 ha submergés et 71,5 millions d’euros de perte. Face à une menace difficile à endiguer, le Conservatoire du littoral tente de nouvelles stratégies dites de « mobilité côtière », plus ou moins bien acceptées par les professionnels.

© Conservatoire du littoral

Au pied du cap Gris-Nez dans le Boulonnais (Pas-de-Calais), le Gaec Boulet est en sursis. Leur dernier rempart : des dunes. « Les bâtiments d’élevage et la laiterie sont situés à 300 mètres de la plage et le cordon dunaire se réduit à peau de chagrin », constate Romain Boulet, l’un des associés. Lorsqu’une brèche se créera dans ces dunes, 50 hectares de prairies, dont une vingtaine appartenant à l’exploitation, seront régulièrement submergés, y rendant le pâturage des vaches impossible. Cette situation était encore inimaginable il y a cinq ans. Mais « l’érosion s’est rapidement accélérée, retrace l’éleveur. En février 2019, nous avons perdu 15 mètres de dune en une nuit ». Les associés étudient aujourd’hui la possibilité de reconstruire la ferme sur les parcelles plus élevées.

Comme eux, de plus en plus d’agriculteurs installés sur le littoral sont touchés par la montée du niveau des mers. Selon les chiffres du ministère de la Transition écologique et du Cerema, 270 km de côtes, soit un quart du littoral métropolitain, sont soumis à un recul d’au moins 50 cm/an. Les zones basses, autrement dit sous le niveau de la mer, sont quant à elles évaluées à 700 000 hectares. Le Cerema estime qu’en 2100 « de larges zones étant « ennoyées » au regard des hypothèses retenues, des terrains et activités agricoles seraient potentiellement affectés ».

Un constat qu’il n’est pas toujours facile d’accepter dans le monde agricole, selon François Léger, enseignant-chercheur en agroécologie et président du comité scientifique du Conservatoire du littoral : « Les agriculteurs peuvent avoir du mal à admettre qu’un phénomène irréversible ne soit pas stoppable par une innovation technologique. Il y a une forme de douleur et de rupture de perdre des terres, mais aussi de renoncer à des fondements culturels de ce qu’est être agriculteur en France aujourd’hui. »

L’avertissement de Xynthia

Si la montée des eaux paraît lente sur le papier, elle se manifeste souvent brutalement, sous forme de tempêtes que la dérive climatique rend plus fréquentes et violentes. « Il y a une accélération des tempêtes en rythmes et en intensité », constate Adrien Privat, responsable de mission Interface Terre-Mer au sein du Conservatoire du littoral. Les digues et cordons dunaires sont soumis à ces deux phénomènes, d’autant plus lors des grandes marées. La menace des tempêtes vise notamment les polders, ces terrains gagnés sur la mer, dans la plupart des cas depuis plusieurs siècles. « Les digues qui les protègent sont anciennes, souvent datées d’avant le XIXᵉ siècle et en mauvais état », retrace François Léger.

Durant la tempête Xynthia, plusieurs digues ont littéralement explosé sous l’effet de la houle et du gonflement de la mer. Pour l’agriculture, le bilan de cette tempête a été lourd. Une étude coécrite en 2020 par Pauline Brémond, chercheur Inrae en risque climatique et agriculture, évoque le chiffre de 32 000 ha submergés et 71,5 millions d’euros de perte. « J’ai été frappée par les retours des interlocuteurs lors des enquêtes de terrain en 2018, relate la chercheuse. Ils me disaient que rien n’avait été fait pour faire face à un nouvel épisode de submersion, qu’ils n’étaient pas prêts. » Pour retrouver les rendements antérieurs, il a fallu attendre entre cinq et sept ans rapportent les auteurs de l’étude. Un délai qui pose la question de la rentabilité des terres agricoles littorales potentiellement submergées de plus en plus fréquemment.

Au-delà de l’excès d’eau, la montée des eaux pose des problèmes de salinisation. Au nord du Cotentin, les marais littoraux du Val de Saire ont déjà les pieds dans l’eau. « Les prairies étaient submergées de manière exceptionnelle auparavant, elles le sont maintenant chaque hiver, assure Régis Lemayrie, délégué adjoint Normandie du Conservatoire du littoral. L’augmentation de la salinité des sols influence le cortège floristique et la reprise de végétation au printemps ». Et les éleveurs sont directement affectés. La chambre d’agriculture a chiffré à 58 494 € « le montant nécessaire pour qu’une exploitation type puisse pallier le manque de ressources fourragères issues de zones vulnérables subissant les effets d’une submersion marine ». Conséquence directe, certaines fermes ont dû stopper l’atelier bœuf faute de fourrage. En Normandie, le ministère de l’Agriculture chiffre à 68 400 ha les surfaces menacées par la submersion à horizon 2100.

La remontée du biseau salé

Et la salinisation des terres ne vient pas toujours de la submersion. Elle peut venir des sous-sols, par la remontée de ce que l’on appelle le biseau salé. Il s’agit de cette limite entre l’eau salée en partie inférieure et les aquifères d’eau douce plus légers et formant une couche supérieure dans le sol. Lorsque le niveau de la mer augmente, le biseau salé s’élève également dans les sols. Et il le fait d’autant plus facilement que les flux d’eau douce sont souvent moins importants, en raison d’étés plus secs et de la forte tension sur la ressource en eau en période estivale sur le littoral.

« Dans la Manche, certains forages utilisés par les maraîchers ont déjà été abandonnés du fait d’une remontée saline », constate Martin Le Mesnil, chercheur hydrogéologue au sein de l’université de Rennes et membre de l’équipe du projet Rivages normands 2100. Ces remontées salines, présentes notamment sur le littoral méditerranéen, sont d’autant plus problématiques qu’irréversibles. « Le coût de l’empêchement de ce phénomène est incalculable, constate François Léger. Il est possible de lutter avec une irrigation massive comme dans la Crau, mais c’est une méthode difficilement entendable en temps de changement climatique ».

Les digues au cœur de la discorde

Face à l’affaiblissement des digues, les moyens manquent, et les stratégies changent, notamment du côté du Conservatoire du littoral. « Justifier de protéger des surfaces agricoles n’est plus une raison suffisante. Il faut qu’il y ait un enjeu humain ou une zone densément peuplée », estime la chercheuse Pauline Brémont. Depuis Xynthia, une nouvelle stratégie voit le jour face à la montée du niveau des mers. « Le Conservateur veut changer le statu quo sur les digues et assume de redonner de la mobilité au trait de côte », souligne Adrien Privat au Conservatoire du littoral.

Dans le cadre du projet Adapto, mené de 2017 à 2022 et prolongé dans Adapto + jusqu’en 2029, l’organisme public a identifié plusieurs sites pour lesquels les digues ne sont plus entretenues. Objectif assumé : retrouver une bande de « mobilité cotière ». L’opération est précédée d’une concertation avec les élus et les acteurs locaux, dont la profession agricole, qui pourraient être affectés par cette brèche dans les digues. « Certains terrains vont être perdus, dans ce cas, nous cherchons une compensation foncière ou nous ne renouvelons pas la convention d’occupation si l’agriculteur est proche de la retraite », explique Adrien Privat. Dans d’autres cas, il évoque des changements d’activités possibles, en passant par exemple « de la vache au mouton ».

Expériences mitigées

Ce retour à la nature se serait déroulé sans accroc dans le Val de Saire, où l’érosion des dunes s’est faite « à bas bruit car il n’y avait pas d’enjeu immobilier », constate Régis Lemayrie, du Conservatoire du littoral. L’établissement public a ainsi pu travailler pendant quinze ans de concert avec les professionnels agricoles et la Safer pour accompagner cette évolution. La situation est plus compliquée dans le marais de Brouage en Charentes-Maritimes, l’un des sites du projet Adapto. Sans entretien, une brèche s’est créée dans la digue et les terrains du Conservatoire du littoral ont été submergés, comme prévu. Mais une seconde digue plus en retrait a également cédé, ouvrant la voie à des submersions répétées d’une centaine d’hectares de céréales durant l’hiver 2023.

Parmi les sinistrés, Philippe Chatelier, agriculteur, qui y a perdu sa meilleure parcelle. Il ne décolère pas face à la décision de ne pas entretenir la digue : « J’ai l’impression que la LPO voudrait récupérer nos terres pour observer des oiseaux. S’ils les veulent, il faudra les payer. Ça nous a trop coûté. C’est l’État qui est venu nous chercher dans les années quatre-vingt pour cultiver ces surfaces », assure-t-il. Le marais de Brouage est hautement symbolique. Observé des pouvoirs publics, il représente l’un des premiers résultats concrets d’un trait de côte plus mobile. Il est pour l’heure plus que mitigé pour les agriculteurs victimes de submersions.

Le Conservatoire du littoral toujours en quête de foncier

Le Conservatoire du littoral est un acteur majeur de la politique foncière sur le littoral français. Il possède aujourd’hui 17 % du rivage en métropole, soit 217 000 ha en protection. L’objectif est d’atteindre 30 % en 2050. Lorsqu’un terrain est racheté, il intègre le domaine public. À la fin du bail en cours, le conservatoire propose une convention d’occupation à l’agriculteur qui exploite ces terres avec un cahier des charges favorable à la renaturalisation de la parcelle, tourné vers le pâturage extensif et interdisant notamment l’irrigation. Le 3 décembre dernier, dans le cadre des mobilisations agricoles nationales, une cinquantaine de tracteurs de la FDSEA de Charentes-Maritimes a manifesté à Yves, en Charentes-Maritimes, sur un site de la LPO pour dénoncer cette politique de rachat de foncier.

Tanguy Dhelin – Agrapresse

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